histoire - suite
J'étais un homme honnête, vous savez. Je crois même qu'on aurait pu me qualifier de bon, voire de dévoué et d'attentionné. J'avais pris soin de ma famille, j'avais veillé sur les miens tout au long de ma vie.
Pour un temps, quand le vieux vampire m'ordonna de partir, je fus perdu - si je ne vivais pas pour les miens, pour qui vivais-je ? Puis la question se mua peu à peu en "
pour quoi vivais-je ?", avant que finalement je réalise que, en tant que vampire, de toute façon je ne vivais même plus.
Et si je n'avais plus personne à ma charge, plus personne à satisfaire, ni de vie à préserver - pas même la mienne -, alors... d'une certaine façon, j'étais libre. Libre de toute obligation, et j'avais l'éternité pour tirer le meilleur de ce que cette existence terrestre avait à m'offrir.
Je ne mis pas longtemps à atteindre des rangs plus élevés dans la société. C'est fou comme il était facile de se faire une place au soleil quand on avait l'air jeune, qu'on ne craignait rien... et qu'on n'hésitait ni à mentir ni à tuer ses opposants. D'opportunité saisie en occasion non manquée, je finis par rejoindre la cour d’Écosse.
Les temps étaient troubles ; la reine Mary avait abdiqué en faveur de son fils, lequel était trop jeune pour régner, et les régents se succédaient, mourant dans des circonstances plus ou moins claires. Pour moi, les conditions étaient excellentes. Chaque calcul, chaque manipulation portait ses fruits, et personne n'avait le temps ni l'envie de prendre le risque de s’intéresser de trop près aux traces de morsure sur les cadavres de certains de mes opposants politiques. Je ne prenais pas de plaisir particulier à les tuer, mais puisque de toute façon il fallait que je me
nourrisse d'humains, autant que ça soit de politiciens ayant aussi peu de scrupules que moi... et il faut bien avouer que cela servait mes intérêts.
Mais dans les bas-fonds de la cour d’Écosse, je ne me fis pas que des ennemis. Au fil de mes magouilles politiques, je croisais régulièrement une autre créature magique qui en faisait autant que moi. Une faucheuse, Sinead. Nos intérêts personnels se recoupant le plus souvent, nous finîmes par devenir alliés en manœuvres, puis alliés à la cour.
Je vis Sinead tremper dans ses sales affaires, elle me vit tremper dans les miennes, quand toutefois les deux ne se rejoignaient pas... Je pense qu'il y avait une bonne dose de respect et de crainte dans notre relation, mais inexplicablement, celle-ci finit par se transformer en une amitié solide et loyale. Nous savions tous deux pouvoir compter sur l'autre, et je dois avouer que dans l'environnement où nous évoluions, c'était une sensation plutôt agréable. Le fait que nous ne soyons absolument pas intéressé par des rapports plus qu'amicaux facilita certainement la tâche - nous en étions venus à trop bien nous connaître pour le vouloir, et par conséquent nous n'avions pas peur de décevoir l'autre en lui montrant nos côtés les plus sombres ... D'une certaine manière, tout dire à un ami, y compris le pire, est le meilleur ciment de la confiance.
Ce fut Sinead qui me présenta Dawn. Jeune faucheuse inexpérimentée, elle apprenait les ficelles du métier auprès de mon alliée, qui l'avait prise sous son aile. Elle était innocente, observatrice, se posait les questions que nous ne nous posions plus - si tant est qu'on se les soit posées un jour. Elle dégageait une fragilité qui me surprit et m'intrigua dans les premiers temps ; c'était loin d'être commun chez les êtres surnaturels, alors à la cour d’Écosse... Sinead était sérieuse et professionnelle vis-à-vis de sa jeune élève, et nos magouilles politiques passèrent peu à peu à l'arrière-plan.
Sans doute aurais-je pu m'en offusquer. Mais Dawn ne m'est jamais apparue comme un obstacle. Tout se dire avait certainement du bon, mais cacher certaines de nos activités avait le mérite de nous permettre de nous en éloigner, de nous en détacher. Elle n'était pas un obstacle, elle était une bouffée d'oxygène, un rayon de lumière dans un monde où le soleil était banni.
Dawn s'intéressait aux humains. Ils la fascinaient, elle voulait devenir comme eux. Elle cherchait du sens au monde qu'elle avait sous les yeux, et cela me fit prendre conscience que j'avais depuis longtemps renoncé à le faire. Je ne sais pas si elle en a un jour eu conscience, mais plus elle cherchait et plus j'en trouvais, et je me rendis bientôt compte que la jeune faucheuse était en quelque sorte
devenu le sens de mon existence.
Paris, XIXème siècle :Le temps de la cour d’Écosse était révolu ; celui de l'amitié avec Dawn et Sinead ne l'était pas. Régulièrement, on changeait d'endroit - quand on ne vieillit pas, on finit toujours par attirer l'attention, et si Sinead et Dawn pouvaient falsifier leur apparence, moi pas. Les paysages géographiques et politiques changeaient, et chaque fois il fallait tout recommencer.
Sinead devenait de moins en moins neutre - et pourtant, je l'avais déjà vu tremper dans nombre d'affaires à la moralité plus ou moins contestable.. mais aucune n'avait jamais atteint ce niveau. J'étais loin d'être un modèle de vertu moi-même, aussi je ne mêlais pas de ces changements. Dawn ne les acceptait pas aussi facilement, et les dissensions s'étaient multipliées, menant à quelques séparations au cours des siècles.
N'allez pas croire cependant que nous avions passé trois siècles quasi complets ensemble. L'amitié a du bon, mais qu'elle perdure à l'échelle d'une vie humaine est déjà suffisamment rare - la nôtre durait depuis la cour d’Écosse, mais n'aurait peut-être pas survécu à une vie commune trop prolongée. On se retrouvait de temps en temps, volontairement ou par hasard, et on passait alors une certaine période ensemble, avant de retourner chacun sur nos chemins.
De mon côté, j'avais essayé les pays scandinaves, vaguement attiré par le concept de nuits durant toute une saison, ce qui m'aurait permis de sortir à tout heure du jour ou de la nuit... Mais mon intérêt avait été vite soufflé par l'ennui et l'inactivité des humains sous le froid mordant, et j'étais vite revenu sous mes anciennes latitudes.
Je retrouvai Dawn à Paris, puis à Londres. Elle changeait aussi, petit à petit - mais si elle avait perdu un peu de son innocence, elle n'avait pas encore trouvé de réponse à ses questions. Nous étions toujours d'aussi bons amis et confidents, et les moments que nous avons passé ensemble à cet époque restent parmi les plus beaux de mon existence. Elle était toujours aussi chère à mon cœur, et auprès d'elle j'étais un peu moins le politicien froid et calculateur, et un peu plus l'ami loyal et déterminé.
La fin du XIXème siècle fut une belle catastrophe. Je quittai Londres sur un coup de tête, décidé à ne plus y retourner. J'en gardais rancune à Dawn. Disons simplement que notre amitié... avait été bien plus que de l'amitié, et que nous avions vécu quelques temps en ces termes... Avant que Dawn, pour une raison que je n'ai toujours pas comprise - ou toujours pas voulu comprendre - me fasse clairement comprendre que cette relation n'avait plus lieu d'être.
Je n'allai pas loin et m'arrêtai à Northampton- je suppose que j'espérais plus ou moins qu'elle soit moins têtue que moi et vienne me rejoindre. Mais elle ne vint pas, et je restai quelques années à l'attendre.
Écosse, 1895 :Je m'ennuyais à Northampton. Dawn était loin, pour autant que je le sache, et il ne se passait rien de bien intéressant - j'avais vécu depuis si longtemps dans des capitales qu'une simple ville anglaise me paraissait bien morne.
Mais j'aurais mille fois préféré ronger mon frein pendant quelques siècle de plus, plutôt que de tomber sur ce journal. Un simple journal, vendu à la criée, dont les gros titres ne présentaient aucun intérêt - le huitième championnat de football et la condamnation aux travaux forcés d'Oscar Wilde se partageaient la première page, je crois. Je ne sais même pas pourquoi j'avais bien pu acheter ce journal. Je le feuilletais avec lassitude, à la lumière d'un réverbère, quand je tombai sur ce fameux article. Celui qui devais me ramener en Écosse, et me faire dériver plus que je n'avais jamais dérivé. Duns était la proie aux flammes.
J'avais déjà vu des incendies. J'avais déjà vu des hommes mourir. J'avais quitté depuis des dizaines, des centaines d'années cette petite maison usée qui m'avait vu grandir. Tout cela était loin derrière moi, n'aurait pas dû m'atteindre.
Je partis vers le Berwickshire dans l'heure.
Les chevaux ont tendance à être nerveux à proximité d'êtres qui, en tout état de cause, sont déjà morts. Ceux que j'empruntais pour faire le trajet galopèrent plus vite qu'ils ne l'avaient fait de toute leur vie, pourtant ils me semblaient toujours avancer d'un train de sénateur aveugle et paralytique.
Quand j'arrivai enfin, les cendres étaient déjà froides de plusieurs jours. Les habitants commençaient à reconstruire et rien, pas même les bâtiments encore debout, ne ressemblaient à ce que j'avais connu. Quoi d'étonnant, puisque j'étais né en 1539 ? Je me renseignait tout de même ; tous les Lumdsen vivant dans les environs avaient péri pendant l'incendie. On me demanda si j'étais de la famille, mais que pouvais-je leur répondre - qu'ils étaient les descendants de ceux de mes frères et sœurs qui étaient restés là où nous avions vécu ?
J'assistai à la messe qui commémorait les victimes. J'avais l'impression - tout à fait stupide, puisqu'en réalité je ne les connaissais même pas - d'avoir échoué à les protéger, et je leur attribuai inconsciemment les visages de ceux que j'avais connu en tant qu'humain et que j'avais laissés derrière moi (et qui, eux aussi, étaient probablement morts, mais depuis nettement plus longtemps).
Je me sentais pareil aux cendres qui jonchaient les décombres ; un résidu de ce qui avait été humain, vivant, mais qui n'était plus qu'une présence superflue et indésirée, et qui pourtant résistait mieux au passage des années que le plus solide des grands arbres. Pour la première fois depuis cette lointaine nuit, je souhaitait que le poignard m'ait tué plus vite, trop vite pour que je devienne autre chose, trop vite pour recommencer une nouvelle existence sur de la cendre et du sang.
Ecosse, aujourd'hui :J'ai longtemps dérivé. J'ai été partout, et nulle part à la fois. Je n'ai pas revu Dawn, mais j'ai plongé dans des bas-fonds dignes de ces films à petit budget qu'ils font sur les vampires. J'ai été à Rome, Vienne, New York, San Francisco et même Tokyo, et le moins qu'on puisse dire, c'est que je n'en suis pas sorti grandi. J'ai fini par recroiser Sinead, tout à fait par hasard. Je n'avais aucune destination précise à laquelle me rendre, alors je l'ai suivi en Écosse, sans la moindre idée de ce qu'elle comptait y faire. J'ai échoué à Inverness et, après tout, cet endroit n'est pas plus mal qu'un autre.